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LA DECOUVERTE DES OEUVRES DES

ARTS INCOHERENTS

AVANT-PROPOS de l'ouvrage scientifique :

Arts incohérents. Découvertes et nouvelles perspectives.

sous la direction de Johann Naldi

Le 4 février 2021, le journal Le Monde publiait en exclusivité, sous la plume éclairée de Philippe Dagen, un long article annonçant la découverte de dix-sept œuvres inédites des Arts incohérents. Comme le pointe très justement l’auteur, les œuvres de ce mouvement légendaire du XIXème  siècle qui voulait, sous l’impulsion de Jules Lévy, contester par le rire le sérieux du monde de l’art – mais pas seulement –, n’étaient jusqu’alors connues que par les catalogues et la presse. Découvertes dans une malle chez des particuliers qui en ignoraient la valeur et l’importance historique, ces œuvres constituent aujourd’hui un formidable matériau d’étude pour l’histoire des avant-gardes fin-de-siècle dont on sait que Marcel Duchamp et André Breton, parmi beaucoup d’autres, tenaient en haute estime les travaux novateurs. Mais que contenait exactement cette malle énigmatique, miraculeusement sauvée du rebut ? Un pêle-mêle poussiéreux de documents, de dessins, de cartons d’invitation, d’objets enveloppés dans des chiffons. Dans l’un d’eux, une étrange peinture uniformément noire se distingue. Au dos, une étiquette ancienne portant une inscription ne laisse pas de doute sur sa provenance : «Arts incohérents – 4, rue Antoine-Dubois, 4, PARIS». La référence au mouvement artistique du même nom, créé par l’éditeur Jules Lévy et qui ébranla la capitale tout au long des années 1880, est explicite. Mieux encore, une seconde étiquette portant le numéro  15 relie le tableau au catalogue de l’exposition publié le 1er octobre 1882 par Le Chat noir, révélant son titre et son auteur: Combat de nègres pendant la nuit, exposé par Paul Bilhaud, fameux poète et vaudevilliste de l’époque qui se fait peintre – et pas des moindres  – pour l’occasion. Le mythique monochrome, premier du genre à avoir été exposé dans le cadre d’un événement artistique officiel, vient d’être retrouvé. Réputé perdu, voire détruit depuis plus de cent trente ans, il avait disparu le soir même de sa première présentation publique – qui n’a duré que quatre heures – pour réapparaître par le truchement de ce qu’il faut bien appeler un miracle. Et Philippe Dagen d’enchaîner dans son article la suite du déroulé de la découverte : «À mesure que le déballage se poursuit, en sortent seize autres œuvres qui ont été présentées dans l’une ou l’autre des expositions des Arts incohérents entre 1884 et 1893.» L’une d’elles suscite une attention particulière : un rideau de fiacre constitué d’un cylindre de bois verni d’où sort un morceau de soie verte. D’un modèle commun, l’objet a été affublé d’une inscription gravée sur une plaque de métal: «Des souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe». Le titre, redondance allusive de la couleur verte, est suivi du monogramme d’Alphonse Allais. Stupeur. Aucune œuvre monochroïdale du célèbre absurdiste n’avait jamais été retrouvée. Son Album Primo-Avrilesque, véritable objet d’avant-garde publié en 1897 et élevé par les surréalistes au rang d’icône de l’art moderne, constituait jusqu’alors l’unique témoignage matériel disponible de ces productions prophétiques. L’évidence s’impose. Au voisinage de la Joconde du mouvement des Arts incohérents – le premier monochrome exposé par Bilhaud – vient de ressurgir un véritable proto-ready-made allaisien de la fin du XIXème  siècle dont on savait depuis longtemps, de manière relativement inavouée, tout le bien qu’en pensait Marcel Duchamp. Mais le déballage de la malle ne s’arrête pas là. À ces deux piliers d’importance historique, dont aucun musée au monde ne peut se prévaloir de conserver d’équivalent, s’ajoute une série de quinze œuvres originales de techniques diverses, dont l’analyse démontrera qu’elles furent toutes présentées dans les expositions successives des Arts incohérents de 1883 à 1893. Certaines d’entre elles, de surcroît, se retrouvent en version imprimée dans les catalogues d’exposition de l’époque. L’histoire ne pouvait pas être plus belle. Pour compléter le tout, accréditant par effet d’ensemble l’authenticité des pièces retrouvées, plusieurs documents – journaux anciens, dessins préparatoires, manuscrits, objets hétéroclites ou cartons d’invitation aux bals Incohérents – sont extraits de la malle. Désormais un travail minutieux d’expertise s’engage, avec son indispensable corollaire scientifique : radiographies, photographies infrarouge, prélèvements de pigments, analyse des supports. Tout le soutien que la technique peut apporter à un faisceau d’indices historiques déjà solidement établi. Dès lors, de nombreuses personnalités du monde de l’art s’empressent de venir apprécier de visu les seuls témoins ressuscités d’un mouvement légendaire qui produisit en une dizaine d’années un bon millier d’œuvres, et auquel le musée d’Orsay avait rendu un hommage salutaire en 1992 par le biais d’une exposition documentaire. À l’exception de quelques rares absents notoires contestant l’extraordinaire de la découverte et le bien-fondé d’un tel battage médiatique, les œuvres font une heureuse unanimité. En effet, leur examen attentif révèle l’attention particulière apportée à leur conception et leur sophistication formelle, que les historiens de l’art n’avaient jusqu’alors pas envisagées. Encore fallait-il se déplacer jusqu’à elles pour s’en convaincre et juger « sur pièces », sans à priori, une découverte que beaucoup ont considérée comme d’importance archéo logique. Après avoir patiemment élaboré à partir des œuvres elles-mêmes un appareil démonstratif visant à théoriser une nouvelle approche d’un mouvement jusqu’alors et à tort très largement considéré comme mineur, nous l’exerçons sur de nombreux conservateurs et historiens de l’art dont nous saluons ici la curiosité intellectuelle et l’ouverture d’esprit. Synthétisées dans le présent ouvrage, nos propositions interprétatives ont été considérées par nombre d’entre eux. D’autres, plus réservés, s’y sont prudemment opposés. C’est heureux. Aucune découverte significative ne saurait rencontrer de consensus immédiat. Ce combat que nous avons mené, passionnant car difficile, a conduit au classement de cet ensemble d’œuvres, sur la proposition du musée d’Orsay, comme trésor national par le ministère de la Culture en mai 2021. Largement relayé par la presse, un communiqué du ministère annonçait en ces termes cette décision:

 

«Récemment découvertes, ces dix-neuf œuvres4 sont les seuls témoins actuellement subsistants et connus des Arts incohérents, un mouvement organisé par Jules Lévy (1857-1935), rédacteur en chef du Chat noir, et identifié, entre autres, par André Breton comme la préfiguration des avant-gardes contestataires du XXème siècle, Dada et surréalistes au premier chef. […] Parmi cet ensemble de productions représentatives des Incohérents, que l’on croyait définitivement disparues, se distinguent deux œuvres importantes. Il s’agit tout d’abord du Combat de nègres dans la nuit de l’auteur de théâtre Paul Bilhaud (1854-1933), numéro 15 du catalogue de la première exposition de 1882. C’est une toile peinte entièrement noire qu’on peut considérer comme le premier monochrome de l’histoire de la peinture. Cette œuvre a longtemps joui d’une grande renommée, qui l’a fait connaître jusqu’à la Russie de Malévitch. La seconde est une œuvre d’Alphonse Allais (1854-1905), intitulée Des souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe, constituée d’un rideau de fiacre vert, avec un cartouche donnant le titre. Elle constitue une sorte de prototype de ready-made, conçu une vingtaine d’années avant ceux de Marcel Duchamp au milieu des années 1910. Elle érige en effet un objet manufacturé banal au rang d’œuvre d’art, par l’entremise d’un titre décalé. Les dix-sept autres œuvres complètent un panorama varié des Incohérents, au caractère hybride et inattendu. […] à la lumière de l’avis favorable rendu par la commission consultative des trésors nationaux, la ministre a pris la décision de reconnaître à cet ensemble le statut de trésor national en refusant de lui accorder une autorisation d’exportation. La ministre a estimé que ces productions issues des Arts incohérents sont les témoins d’une étape importante et méconnue de l’histoire de l’art moderne. Elles permettent de souligner encore davantage le rôle qu’y jouèrent Paris et un certain esprit français, fait d’impertinence et d’humeur joyeuse.»

 

Ce classement, venant consacrer les Arts incohérents comme mouvement artistique hautement significatif dans l’histoire des avant-gardes, rétablit dans le même temps les œuvres redécouvertes comme partie intégrante du patrimoine N’en déplaise à certains acteurs d’une lutte d’arrière-garde, fort heureusement minoritaires, qui considèrent la peinture monochrome et les ready-mades comme les boursouflures maladives d’un art coupable et décadent. Cette reconnaissance officielle tardive, intervenant plus d’un siècle après les audaces du groupe des Arts incohérents, se doit d’être partagée avec celles et ceux qui, avant nous, ont œuvré avec force à raviver sa mémoire. Citons en tout premier lieu les travaux précurseurs de Catherine Charpin et ceux, tout aussi importants, de Corinne Taunay, Marc Partouche, François Caradec, Denys Riout – dont on signale un long entretien paru récemment dans la revue Switch on paper, dans lequel l’historien formule de passionnantes réflexions sur les œuvres redécouvertes –, Daniel Grojnowski et Phillip Dennis Cate. Qu’il leur soit ici rendu un hommage appuyé. Un lointain visionnaire, et pas des moindres, se doit aussi d’être évoqué en la personne de Félix Fénéon (1861-1944), qui fit l’éloge des Incohérents et de leur fondateur dès 1883 :

« M. Jules Lévy vient de réunir, Galerie Vivienne, tout ce que les calembours les plus audacieux et les méthodes d’exécution les plus imprévues peuvent faire enfanter d’œuvres follement hybrides à la peinture et à la sculpture ahuries. »

Rappelons qu’à la suite de Fénéon, et parfois même avant lui, une foule de journalistes et autres chroniqueurs de la vie artistique parisienne ont relayé dans de nombreux journaux les frasques anticonformistes des Incohérents. Mais pas que. Car ces manifestations explosives ont aussi rayonné à l’international, projetant leurs déflagrations jusqu’aux États-Unis, comme le prouvent plusieurs articles parus en 1884 et 1886 dans le prestigieux New York Times. Il faut y voir un signe manifeste de l’intérêt porté dès la fin du XIXème  siècle à un mouvement dont les innovations esthétiques et conceptuelles dépassent de loin l’intérêt des seuls cercles intellectuels parisiens, l’instituant dans le champ élargi du patrimoine artistique transnational. L’histoire des avant-gardes du XXème siècle ne le démentira pas, bien au contraire, établissant la peinture monochrome et les ready-mades de Marcel Duchamp comme les marqueurs iconiques de la modernité, remettant fondamentalement –  et mondialement  – en cause jusqu’à la notion même d’œuvre d’art. Cette ombre portée des Arts incohérents, longtemps écartée car embarrassante pour certains, retrouve aujourd’hui une part de sa lumière et nous oblige à voir, à reconsidérer ce que nous en pensions péremptoirement en dépit de son invisibilité. Telle est l’humble ambition de la présente publication. Comme le dit très justement Philippe Dagen dans la conclusion de son article :

« Il y aura là matière à des querelles d’interprétation. Toutefois celles-ci ne se prononceront plus à partir d’indices incertains. Et devant les œuvres elles-mêmes. »

Gageons qu’au-delà des querelles s’établira entre chercheurs un véritable dialogue constructif – n’interdisant pas le contradictoire – et que de nombreux historiens de l’art s’empareront de cette découverte afin d’en explorer toutes les potentialités.

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